Francis Ponge : L 'Assiette

 

L'Assiette de F Ponge est une des "Pièces "  du recueil du même nom publié en 1961.

Fidèle à sa méthode, Ponge consacre donc un court poème à un objet banal dont il a l'ambition de saisir la singularité.

 C'est l'auteur lui-même qui nous fournit les deux axes autour desquels j'organiserai mon commentaire : il écrit en effet de l'assiette "humble interposition " de porcelaine entre l'esprit pur et l'appétit ."

Nous commencerons par le plus ordinaire, le plus quotidien : l'appétit ; nous achèverons par le plus subtil, le plus difficile, le plus spirituel ...

 

L'appétit, c'est le quotidien, le trivial, l'objet assiette, l'ustensil dans ce qu'il a de plus ordinaire, " cet objet de tous les jours " dont on ne peut parler " assez platement " ; Ponge utilisera donc une syntaxe assez ordinaire sur laquelle il n'y a pas lieu de s'attarder.

Les jeux de mots sur le sens propre et le sens figuré sont nombreux : citons " l'ellipse brillante " qui fait autant référence à la figure de style qu'à la forme géométrique qui est parfois celle de nos modernes assiettes ; gardons nous d'oublier que pratiquement toutes les assiettes, surtout quand elles sont neuves, sont brillantes ; goûtons l'humour discret d'un poète qui à propos d'un objet plat désire écrire platement.

Cet humour se fait parfois plus lourd et confine même à la provocation : la fonction de l'assiette étant de supporter la nourriture, l'auteur par un détour savant sur lequel nous reviendrons ou qui --- j'ose --- nous reviendra, nous propose sur l'assiette " une vulve de truie "

 " Est-ce assez pour l'appétit ?  " enchaîne t-il, pince sans rire ...

Cette écoerante vulve de truie nous est servie à cause de l'étymologie du mot porcelaine qui désigne d'abord un coquillage. Ce coquillage certainement comestible concerne donc l'appétit, la table et la manière dont on s'y tient .Ponge écrit entre parenthèses : " la bête s'y tenant mieux  !  "   Tout l'humour repose ici sur l'incertitude savamment entretenue quant à l'antécédent du pronom " y " ... où donc l'homme se tient il moins bien que la bête ?  A table ? Ou dans cette porcelaine ?

A le prendre au plus court, sans métonymie, il semble évident que nous autres hommes ne pouvons nous installer " nous asseoir " sur une assiette  ! La casse n'est pas loin ; cela fait fâcheusement trivial et même scène de ménage ...

Il est temps de délaisser l'appétit, les appétits, tous les appétits et de se tourner vers des nourritures plus spirituelles ...

 

L'esprit pur, c'est l'érudition, la poésie, les connaissances en mythologie, en étymologie et nous allons voir que Ponge est là tout à fait dans son assiette.

              Dès la première phrase de son texte, Ponge initie une métaphore qu'il filera tout au long du poème : " gardons-nous de nacrer trop cet objet ", métaphore du reflet, de l'éclat, des jeux de la lumière. La volonté de rester simple à propos d'un objet simple ne l'empêche pas d'être sensible au brillant, à la nacre de la porcelaine, la matière de la plupart des assiettes qu'il ne faut pas confondre avec le coquillage dont la nacre est naturelle. Ce coquillage se fera poétiquement " conque " pour accueillir l'archétype de la beauté --- Vénus ---ici non nommée mais simplement évoquée : " Mais toute beauté qui, d'urgence, naît de l'instabilité des flots, prend assiette sur une conque "

                                             L'assiette de Vénus, l'assise de Vénus sur sa conque, jeu savant sur les différentes acceptions d'un mot, a de quoi combler " l'esprit pur "

Mais la science du langage, le dévoilement des subtiles métamorphoses qui permettent de passer de la vulve de truie au coquillage ( analogie de forme ) du coquillage à la matière issue du kaolin ( homonymie par analogie d'aspect ), de cette matière à l'objet qu'elle constitue ( relation métonymique ), tout cela ne suffit pas au poète, il lui faut encore l'appareil religieux : " pour le consacrer ici ...   la nappe sacrée du linge  "  Certes, cette dimension religieuse ne bénéficie pas  de toute la révérence attendue : les dieux de la mer, Neptune et Protée, se manifestent le premier en " morne vieillard " nous lançant à peine un soleil par jour ( il veut dire une assiette ) ; le second en " jongleur " qui joue en coulisse. Mais même au second plan, la présence de Protée, le dieu des métamorphoses, est importante dans le poème.En effet, c'est  sous son patronage que le poète se livre à d'ultimes et éblouissants tours de passe-passe.

Les assiettes, ellipses, coquillages, soleils se font maintenant galets ricochant puis"s'immobilisant" sur la nappe sacrée, sur la page sacrée.

Avant de s'immobiliser, ces objets sonores " vibrent encore " dévoilant leur être véritable : des mots, rien que des mots, sonores, vibrants et signifiants.

La phrase finale est bien celle d'un faux modeste : " Voilà tout ce qu'on peut dire d'un objet qui prête à vivre plus qu'il n'offre à réfléchir ... " Le dernier mot du texte est un ultime éclat, un ultime reflet, un dernier clin d'oeil du poète-Protée.

Une fois de plus, Francis Ponge révèle qu'il est un des plus prodigieux magiciens du langage au Vingtième siècle.

 

Ajouter un commentaire

 
×